Le maire d’Istanbul neutralisé par le pouvoir
«C’est une injustice et un mauvais calcul du pouvoir, car le prochain procès en appel n’aura probablement pas lieu avant l’échéance de la présidentielle, en juin 2023. Or, même s’il est condamné, il apparaîtra en position de victime, ce qui, tactiquement, n’est pas une bonne décision pour Erdogan », analyse Didier Billion, spécialiste de la Turquie et directeur adjoint de l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques).
Ekrem Imamoglu était déjà dans le viseur du président quand, en 2019, à la surprise générale, il a remporté la mairie d’Istanbul, un crime de lèse-majesté dans la ville de naissance d’Erdogan, que ce dernier a lui-même dirigée de 1994 à 1998. Donné vainqueur une première fois, sa victoire avait été contestée par le Parti de la justice et du développement (AKP), la formation politique du président.
Son élection est finalement validée par le Conseil électoral supérieur (YSK) avec seulement 13 729 voix d’avance, après recomptage, en avril 2019. Début mai, coup de théâtre : le même Conseil annule le scrutin et ordonne la tenue de nouvelles élections. Ekrem Imamoglu essuie de nouvelles critiques et même des accusations de « terrorisme » par le président. Mais à l’issue du nouveau scrutin, le 23 juin, il est réélu avec 54,2 % des suffrages, soit 5,4 points de plus que lors de l’élection précédente.
Homme de terrain, cet entrepreneur de 52 ans, est considéré comme proche des gens, à l’écoute de leurs besoins, quelles que soient leurs origines, politiques ou religieuses. Né dans la ville de Trabzon, sur les bords de la mer Noire, il a fait des études de commerce à l’université d’Istanbul avant d’entrer dans l’entreprise de construction familiale. En 2009, il se lance en politique et devient maire de Beylikdüzü, un arrondissement d’Istanbul, de 2014 à 2019. Un homme neuf dans une vie politique turque dominée depuis vingt ans par l’AKP. En 2019, Ekrem Imamoglu avait fait la promesse de « réconcilier ce pays », indiquant déjà que ses ambitions ne s’arrêteraient pas à la gestion de la plus grande ville turque.
Didier Billion, qui l’a rencontré, décrit un «laïc mais pas un laïciste… Il a une attitude décontractée à l’égard de la religion. Il est très oriental pour ce parti laïc. C’est aussi un vrai politique, rusé, matois, doté d’une exceptionnelle capacité à répondre à côté des questions avec aisance ». A-t-il une chance face à une justice aux ordres du président, qui, après la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, a purgé 20 % du corps des magistrats, les remplaçant par des proches du pouvoir ? Selon les cours de justice, les décisions peuvent être très différentes sur un même dossier, nuance Didier Billion.
Si Ekrem Imamoglu devait être définitivement mis hors course pour la présidentielle, un candidat commun sera désigné pour représenter l’alliance de l’opposition, composée de six partis, dont le CHP. Le plus tard possible, car les déboires du maire d’Istanbul démontrent que Recep Tayyip Erdogan est bien décidé à éliminer tous les responsables susceptibles de contester sa domination du pouvoir.